Salvador de Bahia, la perle de l’Atlantique noir

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Chaque 2 février, les Bahianais célèbrent sur la plage de Vermelho l’orixá Iemanjá, capricieuse déesse de la mer dans le panthéon du culte candomblé. De la religion à la musique, tout concourt ici à rappeler les influences de la mère Afrique. De son passé d’ancienne capitale du Brésil et premier marché d’esclaves du Nouveau Monde, la ville a hérité un exceptionnel patrimoine colonial. Et une culture afro-brésilienne enfin reconnue.

Mardi matin, Salvador de Bahia. Accroché à la colline dominant les quais, l’«elevador» Lacerda impose sa prestance. En moins d’une minute, le premier ascenseur public urbain au monde – sa mise en circulation date de 1873 – avale soixante-douze mètres de dénivelé. Sa machinerie refaite à neuf permet de relier les ruelles coloniales du Pelourinho, dans la ville haute, au Comércio. Dans le quartier portuaire, trône le Mercado Modelo, ancien marché alimentaire reconverti en foire artisanale regorgeant de hamacs, statuettes colorées et tongs en plastique.

L’ascenseur, dont le style épuré préfigure l’Art déco, a été classé au patrimoine national en 2006, alors que le chanteur Gilberto Gil était ministre de la Culture du gouvernement Lula. Entre 2002 et 2008, premier Noir à accéder à de telles responsabilités, le musicien multiplia les initiatives à l’égard de sa ville natale. En particulier celles visant à faire redécouvrir son héritage afro-brésilien. Car à Salvador, 80 % des quelque trois millions d’habitants se déclarent «officiellement» descendants d’esclaves africains : pratiques religieuses, mais aussi cuisine, musique et jusqu’à l’art contemporain en sont témoins… Partout, l’influence du continent des origines, 6 000 kilomètres à l’ouest, est palpable. Un syncrétisme aussi fascinant que baroque.

Les cloches viennent de sonner dix heures. Il est temps de se rendre à l’office à Rosário dos Pretos, l’église du Rosaire des Noirs. située au cœur du centre historique, sur la place où se trouvait jadis le pilori sur lequel les esclaves étaient châtiés aux yeux de tous. Ce «pelourinho» a donné son nom à un quartier tissé de ruelles étroites aux façades coloniales colorées. Ironie de l’histoire : hier lieu de souffrance des Africains réduits en esclavage, le Pelourinho est devenu un lieu plein de charme où le monde entier vient traquer la part africaine de la ville que l’on continue à surnommer la Perle noire du Brésil. A Nossa Senhora do Rosário, construite au XVIIIe siècle par et pour les esclaves, l’office de dix heures est un rituel métissé mené par des Filhos de Gandhy – les fils de Gandhi – un groupe de musiciens d’inspiration «afro», qui fête, en ce jour de février 2014, ses soixante-cinq ans d’existence. Dans le transept baigné d’encens, les tambours battent le rappel, les cloches métalliques agogô, frappées avec des baguettes, rythment les alléluias, tandis qu’une femme déclame dans un yoruba mâtiné de portugais une mélopée où revient régulièrement l’antienne «Liberdade Bahia !»

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caopeira Salvador

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Liberté ! Jusqu’à l’abolition de l’esclavage au Brésil, le 13 mai 1888, celle-ci était pratiquement impensable pour les fils d’Afrique, débarqués par vagues successives à partir du milieu du XVIe siècle dans ce qui était à la fois la première capitale du pays-continent et le premier marché d’esclaves du Nouveau Monde. La seule liberté de ce «bois d’ébène», déraciné du golfe de Guinée, de ces terres qui devinrent plus tard le Togo, le Bénin, le Nigeria et l’Angola, c’était de continuer à perpétuer les traditions, dans le plus grand secret. Sous couvert de célébrer le Christ et ses apôtres, ils vénéraient des icônes noires, originaires de l’autre côté de l’Atlantique : les orixás.
Ogum, dieu de la guerre, drapé en saint Antoine ; Xangô, dieu du feu, caché sous les traits de saint Jean-Baptiste ; Iemanjá, déesse des eaux, communément associée à Marie… Assis devant sa «moqueca», un ragoût de poisson à l’odeur entêtante assaisonné à l’huile de dendê qu’on trouve aussi dans les rues d’Afrique de l’Ouest, monsieur Domingos, 80 ans, raconte ces curieuses divinités à la fois yoruba et chrétiennes. Car, pour fréquenter chaque jour Rosário dos Pretos, il n’en est pas moins «pai de santo», «père de saint», l’une des plus hautes fonctions du candomblé.

Salvador de bahia carte

Salvador de Bahia Brésil

Il y aurait ici autant de lieux de culte que de jours dans l’année

Cette religion afro-brésilienne qu’embrassent officiellement plusieurs centaines de milliers de Brésiliens, principalement à Bahia et Rio, n’est sortie de la clandestinité qu’à la fin de la dictature, voici trente ans, convertissant de plus en plus d’adeptes. Salvador, son cœur battant, abriterait 1 150 «terreiros» dédiés au candomblé : plus que des temples, ce sont des territoires physiques et spirituels, souvent situés dans des maisons particulières, où se perpétuent les liens avec la communauté et l’Afrique. Leurs divinités, les fameux orixás, flottent partout dans le Pelourinho.
Avant l’abolition de l’esclavage, la ville haute, sur un plateau situé à soixante mètres au-dessus de l’Atlantique, était réservée aux demeures de l’aristocratie coloniale enrichie par le négoce du sucre, de l’or, puis du cacao. Sur les contreforts de la colline, une population d’origine africaine, pour la plupart des sang-mêlé et des esclaves affranchis, vivait du commerce et de l’artisanat, et habitait déjà les bâtisses qu’on peut encore voir aux abords du centre historique. A l’époque, il y avait déjà beaucoup d’églises – peut-être même 365, si l’on en croit le titre d’une célèbre samba du Bahianais Dorival Caymmi. Encore aujourd’hui, les lieux de culte guident les pas dans la cité. C’est au Pelourinho que fut par exemple érigée en 1549 la Sé (de «sedes episcopalis», «cathédrale»), dont il ne subsiste que des ruines sur la place éponyme. «Ce fut le tout premier bâtiment édifié par les colons au Brésil, explique l’archéologue Carlos Etchevarne, professeur à l’université fédérale de Bahia. A Salvador, ce sont les ordres religieux qui ont en effet structuré l’occupation de l’espace. Avec le palais du gouverneur, ces monuments formaient un axe du pouvoir. Puis, à partir de cette acropole, très vaste, la ville a commencé à se constituer, sans véritable plan directeur.»

"Il ne faut pas prendre Bahia trop au sérieux, sinon tu en meurs"

Des lieux de culte parmi les plus fastueux et baroques au monde, c’est ce que bâtirent ici dominicains, jésuites et franciscains, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle : tels le monastère saint François d’Assise et son église São Francisco construite en pierre importée du Portugal dans le plus pur style gothique flamboyant. Huit cents kilos d’or en recouvrent les murs et les plafonds ! Sur l’un des azulejos du cloître attenant, à l’élégante sobriété géométrique, on peut lire cette audacieuse pensée : «La mort est la même pour tous.»
Au XVIIe siècle, Gregório de Matos, sarcastique dramaturge et poète créole, avait prévenu : «Il ne faut pas prendre Bahia trop au sérieux, sinon tu en meurs.» Sauf qu’à force de ne pas prendre sérieusement soin de sa beauté fatale, elle a risqué d’être défigurée à tout jamais. Jusque dans les années 1990, le Pelourinho ressemblait aux descriptions qu’en faisait Jorge Amado, disparu en 2001, et dont la maison-fondation trône dans ce quartier qu’il aimait tant. La ville haute était, comme l’écrivait le romancier dans un texte publié en 1995 par le quotidien «A Folha de São Paulo», un «foisonnement de rues et d’impasses où naît le mystère et se forge la culture populaire, des rues de chant et de danse, où vit un peuple métis, inventif et créatif, issu du mélange des races, des sangs et des cultures». Mais le Pelourinho était aussi une zone reléguée aux oubliettes par les autorités municipales. Les vieilles pierres se délitaient, peu à peu dévorées par la végétation et les embruns de l’Atlantique. Nombre des 800 bâtiments où, quatre siècles plus tôt, avait débuté l’histoire du pays, menaçaient ruine. Jusqu’à ce que soit décidée leur réhabilitation. «Inédite au Brésil pour un quartier si déshérité», souligne Nivaldo Andrade, ancien président de l’Institut des architectes de Bahia. Et c’est l’inscription du quartier au patrimoine de l’Unesco, en 1985, qui marqua le coup d’envoi de ce vaste programme de restauration.
Trois décennies plus tard, certaines ruelles pavées sont encore habitées par la communauté afro-brésilienne. Les façades repoudrées de vibrantes couleurs jaune, rose, bleu, vert, et les églises pomponnées, drainent désormais des norias de touristes. «La rançon du succès pour un quartier muséifié aujourd’hui menacé par la gentrification», soupire Nivaldo Andrade, qui aime comparer sa ville à un organisme vivant.

Pelourinho centre historique salvador de bahia

Elevador Lacerda Salvador de Bahia centre historique

Eglise de São Francisco De Assis Centre historique Salvador de Bahia

Pour renaître, la ville a besoin de son port… et de sa musique

«Le patrimoine doit suivre l’évolution de la société, dit-il. Le coeur historique ne doit plus être isolé du restant de Salvador.» Et de rappeler l’importance des ascenseurs et funiculaires publics, dont le fameux elevador Lacerda, qui, à partir du milieu du XIXe siècle, ont commencé à relier la ville basse à la ville haute. «L’un d’eux ne fonctionne plus depuis plus de soixante ans ! regrette l’architecte. C’est pourtant essentiel : la revitalisation de la ville passe par le port.»
En attendant que les urbanistes fassent entendre raison aux autorités – et la nouvelle équipe municipale élue en 2012 semble plutôt attentive à leurs arguments – cette renaissance passe surtout… par la musique. Jusque-là oubliée de tous, la version bahianaise de la samba, l’ancêtre du genre, est inscrite depuis 2005 au patrimoine culturel brésilien. Cette «samba de roda» – en référence au cercle que forment les musiciens et danseurs – tire son origine de la musique afoxé accompagnant les grandes fêtes du candomblé. C’est la mère Afrique qui vibre. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter le chanteur Riachão, légende vivante bahianaise, qui reçoit dans son salon de musique, une pièce de sa vaste demeure où logent quatre générations. Le vieil homme vit toujours à Garcia, un quartier populaire de Bahia où il est né il y a quatre-vingt-douze ans. Riachão est aussi haut en couleur que ses vêtements : gâpette rouge et liquette jaune, chaussettes blanches sur chaussures vertes. «Si le Brésil est né à Bahia, la samba s’y est façonnée aussi, souligne-t-il. Les esclaves la chantaient déjà dans la “senzala”, le logement qui leur était réservé dans chaque demeure coloniale de la ville.» Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que ce style musical émigra à Rio de Janeiro, emporté par des Bahianais partis chercher fortune. Au pied des «morros» («collines»), la samba de roda perdit un peu de ses couleurs africaines. Jusqu’à ces dernières années. Carlinhos Brown, l’un des géants de la musique bahianaise moderne, vient même de consacrer un spectacle aux classiques de la samba de roda dans le Museu do Ritmo, un antique entrepôt logé au pied du Pelourinho.
En ce début d’après-midi, un autre genre de ronde s’est formée sur la plage de Vermelho. Celle de la capoeira. Au centre d’un cercle d’initiés, des adolescents, torse nu et bombé, miment un combat, au son du «berimbau» («arc musical»), un long bâton pourvu d’une corde d’acier qui n’est pas sans évoquer les violes monocordes d’Afrique de l’Ouest. Cette pratique, mi-danse, mi-combat, longtemps interdite par l’administration post-coloniale et transmise dans le plus grand secret de maître à disciple, est elle aussi née à Bahia. Pas un gamin de la ville qui ne connaisse les gestes subtils et les codes de cet art, à son tour inscrit au patrimoine culturel immatériel national par Gilberto Gil en 2008. Le ministre entendait ainsi accorder une «réparation historique à cette manifestation des Africains réduits en esclavage au Brésil».
Quartier Santo António. Dans le très officiel Fort de la Capoeira, bastion d’un blanc étincelant qui protégeait jadis la baie, Tâmara Azevedo forme de jeunes capoeristes prêts à défendre leur héritage sur les scènes mondiales. «Beaucoup aimeraient réduire cette expression à un sport, alors que c’est une philosophie de vie, un art de la diversion autant qu’une danse de résistance qui a permis aux Bahianais de lutter contre les préjugés et le racisme», explique-t-elle. La nouvelle génération, pourtant plus tournée vers les rythmes chaloupés de la samba reggae et les figures alambiquées du hip-hop, répète inlassablement les mêmes chorégraphies ancestrales.
Emouvante Salvador, qui a l’art de réinventer son passé africain sans perdre son âme. En 2013, le scénographe Elisio Lopes Jr fut chargé d’organiser la plus célèbre procession de la ville : un pélerinage de huit kilomètres qui rassemble, le deuxième jeudi de janvier, les initiés du candomblé et des milliers de fêtards vêtus de blanc.

Farol da barra Salvador

Pelourinho, Salvador, Bahia centre historique

Porto da Barra Beach Salvador Bahia

Ici, les sculptures sont des totems et des orixás géants

Démarrant de l’église Nossa Senhorada Conceição da Praia – qui abrite la statue de la sainte patronne de la ville –, ce défilé placé sous la protection de l’orixá Oxalá, la divinité de la vie et de la pureté, aboutit au pied de l’église Nosso Senhor do Bonfim. Depuis 1773, la coutume veut que les descendants des fils et filles d’Afrique en lavent les marches et le parvis, tout comme on asperge d’eau les autels du candomblé. En 2013, Elisio Lopes Jr inséra dans le cortège des groupes de femmes symbolisant des jardins de fleurs blanches. «C’était en phase avec la coutume, résume-t-il. Mais aussi inspiré par le travail plus abstrait de la chorégraphe allemande Pina Pausch.»

Hier, aujourd’hui, demain : c’est la même transfiguration de la tradition que l’on remarque parmi les œuvres du collectionneur Paulo Darze. Les photos, sculptures et installations exposées dans la galerie de cet amateur éclairé sur le Corredor da Vitória, très chic avenue où se trouvent la plupart des musées de la ville, sont irriguées par la cosmogonie du candomblé et ses symboles syncrétiques. C’est aussi le cas des petits totems de Mestre Didi, écrivain et plasticien récemment disparu, ou des orixás géants de Tatti Moreno, qui jalonnent le Dique do Tororó, un lac artificiel situé en plein centre-ville. «Cette ville manque de galeries, mais elle tire de son passé une incroyable vitalité artistique», souligne Marcelo Rezende, le directeur du musée d’art moderne.

La nuit tombe sur le Pelourinho. Les touristes partis, les habitants ont repris possession des lieux. Ils sont des centaines, jeunes et vieux, à se presser sur les marches de l’église do Santissimo Sacramento do Passo pour assister au concert de Gerônimo, dont le visage peinturluré évoque un de ces indiens Tupi qui virent jadis arriver les colons suivis des esclaves. Voilà dix ans que le tromboniste sexagénaire régale le quartier de concerts gratuits, pour continuer, explique-t-il, «à vibrer avec les ancêtres dans ce haut lieu de résistance culturelle». Dix-neuf heures. Les cloches agogô résonnent à nouveau, cette fois-ci sous les étoiles. Le groupe de musiciens commence à jouer, mené par son chef, un verre de vin à la main. La messe est dite, entrez dans la transe !

 

Article tiré du numéro de juillet 2016 du magazine GEO.fr

 

 

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